Elles ont mis la clé sous la porte et pourtant elles n’ont pas fait faillite. Avec la crise, ces entreprises ont pris la décision radicale de supprimer leurs bureaux et de laisser durablement leurs collaborateurs en télétravail. Un défi organisationnel avec plus ou moins de règles, qui questionne les fondateurs eux-mêmes.
Exit le présentéisme à la française. Le télétravail a permis à quelque cinq millions de salariés de découvrir ce mode d’organisation qui les a séduits : 40% des actifs aimeraient poursuivre l’expérience, au moins en partie. Les entreprises ne sont pas en reste : certaines, souvent les plus innovantes, ont décidé de pérenniser ce fonctionnement et de réduire leurs mètres carrés. Pour elles, le travail à distance devient la règle, la présence en entreprise, l’exception.
“L’idée est née quasiment comme une blague. On s’est dit : ‘finalement, on n’a pas besoin de bureaux’ quand on s’est réellement retrouvés sans locaux avec la crise sanitaire”, se souvient Olivier Babeau, président et fondateur de l’Institut Sapiens, un think tank spécialisé dans le numérique. Pourquoi, aussi, laisser ses collaborateurs perdre deux heures par jour dans les transports ? “En cumulé, cela représente deux semaines de vie par an !” poursuit l’économiste. Il n’en fallait pas plus pour que les cinq employés permanents du think tank fassent leurs adieux aux bureaux. Et en un revers de main, les problématiques de distanciation sociale en entreprise à l’heure du coronavirus ont été purement et simplement évacuées.
Une entreprise est aussi un lieu de jeu politique
En filigrane, la disparition des loyers représente une économie non-négligeable, surtout en période de crise. L’immobilier est souvent considéré comme le deuxième poste de dépenses des entreprises, après les ressources humaines. L’Institut Sapiens, qui est une organisation à but non-lucratif, estime ainsi économiser 50.000 euros par an, soit presque l’équivalent du coût de l’un de leur salarié à temps plein.
Télétravail vs. créativité ?
Même son de cloche chez Wizi, une startup spécialisée dans l’immobilier pour particuliers. “Les 40.000 euros de loyer par an en moins ont fini de nous convaincre”, indique le CEO Julien Lozano, longtemps “un peu” réticent au télétravail. Le confinement lui a prouvé son efficacité. Exit donc, l’open space de 50 mètres carrés en région parisienne, remplacé par des séminaires d’entreprises, des événements et des espaces de coworking pour ceux qui le souhaitent.
Le lien social reste primordial. Car s’il apporte de nombreux bénéfices, le télétravail favorise aussi l’isolement et l’anxiété. IBM, entreprise pionnière du genre a durant vingt ans décrété le travail à distance pour 40% de ses 386.000 salariés. En 2017, c’est un choc : retour au bureau pour les collaborateurs. Excuse donnée : le télétravail avait tué la créativité, selon la firme américaine.
“Je crois sincèrement que le télétravail peut augmenter la productivité, mais il est certain qu’il sape l’innovation. Dans une startup, l’innovation se trouve aussi à la machine à café ou dans les afterworks”, poursuit Julien Lozano, qui n’exclut pas, un jour, revenir dans des bureaux si son expérimentation échoue. “Une entreprise est aussi un lieu de jeu politique. Les salariés en télétravail ont tendance à être moins promus que les autres. Malheureusement, quand on n’est pas là, notre travail est mal reconnu”, relève de son côté Olivier Babeau.
Chez Dataiku, une scale-up de 460 salariés répartis dans trois lieux principaux (Paris, New York et Londres), on s’interroge aussi sur la notion de bureau. Ici, les salariés sont déjà habitués au télétravail. Sans avoir arrêté sa décision, l’entreprise réfléchit par exemple à une présence partielle des employés. “Pour se construire, un salarié va avoir besoin d’interactions de proximité. Sans cela, il finit par être réduit uniquement à la tâche qu’on a à faire. Il faut être très vigilant”, alerte Romain Fouache, le directeur des ventes et des opérations de Dataiku. Et puis hors de question de renoncer aux bureaux, symboles, comme beaucoup de startups, de la culture d’entreprise.
Juste avant le confinement, l’entrepreneur Grégoire Gambatto, à la tête de Germinal, une startup spécialisée dans le growth hacking, était en recherche active de locaux plus grands pour accueillir sa trentaine de salariés. Il a finalement choisi de conserver ses bureaux parisiens et de mettre fin à son projet immobilier. Tout le monde est passé en télétravail ou presque. "Trois ou quatre personnes viennent désormais quotidiennement, selon les besoins", indique le fondateur de Germinal. Et d'ajouter : "Pour faire accepter la mesure à certains salariés, il a fallu montrer qu’on ne renonçait pas au projet immobilier dans l'idée de faire des économies. L’argent des nouveaux locaux va être réinvesti dans l’équipe". Autrement dit : dans des événements “wahou”, des sorties, des voyages, les allers-retours entre Paris et le lieu de résidence des collaborateurs.
L’immobilier de bureaux au défi de la densité
Les startups redéfinissent ainsi progressivement l’usage des bureaux. Il n’est alors plus question d’entasser des salariés au mètre carré pour travailler, mais plutôt façonner une vitrine de l’entreprise attractive et un lieu pour favoriser les échanges.
Je ne pourrais plus retourner vivre à Paris
“Aujourd’hui, on a sans doute atteint un point haut sur la densification des mètres carrés”, indique Pierre-Antoine Matrand, directeur Île-de-France d’Arthur Loyd, un réseau d’agences spécialisées dans l'immobilier d’entreprise. Pour cet expert, le marché va devoir faire face à des renégociations de baux de la part des entreprises. Le choc d’offre ne serait pas pour autant en perspective. “Je ne crois pas à une contraction massive des mètres carrés, le marché des bureaux se concentre principalement sur l’Île-de-France. Il devrait plutôt y avoir plus de développement d’entreprises en région", ajoute-t-il. C’est en effet le cas de la licorne Doctolib, qui vient tout juste d’ouvrir un bureau à Nantes pour attirer de nouveaux collaborateurs.
Salaire parisien, vie provinciale
Chez LiveMentor, tout le monde passe en télétravail, mais avec des règles modulables grâce à l’ouverture de centres en région, notamment à Aix-en-Provence. Une participation active à la “re-régionalisation” des salariés, fatigués par la capitale et ses prix élevés. Un gros tiers des 50 collaborateurs a déjà pris la poudre d’escampette pour déménager dans les Bouches-du-Rhône. Un autre tiers a choisi de travailler en nomade et le dernier est resté à Paris, raccroché à un espace de coworking.
“La grande force qu’on a eue, c’était de donner le choix. Le confinement a vraiment confirmé la force du télétravail prolongé, mais aussi montré qu’il n’était pas fait pour tout le monde”, précise Anaïs Pretot, la cofondatrice de LiveMentor. Et d'ajouter : “Un jeune diplômé de 22 ans va peut-être préférer une vraie expérience de groupe.” De l'autre côté, le recrutement dépasse aisément les frontières parisiennes et permet aux entreprises de trouver des talents un peu partout.
“Notre directeur administratif et financier est retourné chez ses parents agriculteurs. Il fait une pause tous les jours de 14h à 16h pour les aider dans les champs. Du jamais-vu !” s'enthousiasme Grégoire Gambatto de Germinal, qui lui-même habite à Grenoble. “Je ne pourrais plus retourner vivre à Paris”, ajoute-t-il. Pour ses salariés, il sait que c’est un argument de fidélisation : un salaire parisien et un niveau de vie de province. Imbattable.
La maison, un espace de boulot à part entière
Avec la crise sanitaire, ceux qui ont fait le choix de conserver leurs bureaux vont nécessairement devoir les réaménager. En somme, réduire la concentration des salariés par mètre carré. “Les entreprises doivent être prêtes à pouvoir facilement reconfigurer les distances en cas de nouvelle vague ou de nouvelles crises sanitaires”, explique Christophe Clerc-Renaud, directeur des ventes Emea West chez Ergotron, une multinationale américaine spécialisée dans la conception de mobilier ergonomique.
Cette crise est une opportunité pour les entreprises de mieux faire accepter le concept du flex office
Passer en total télétravail reste beaucoup plus aisé pour les entreprises de petite taille et agiles, comme les startups. La tâche s’avère plus ardue pour les grands groupes, qui préfèrent se tourner vers le flex office à l'image d'Accenture ou plus récemment de PSA. Ce mode de fonctionnement consiste à ne plus avoir de bureaux attitrés, mais partagés. “Il y a plusieurs années, le flex office était perçu par les collaborateurs comme une perte de propriété de leur espace de travail. Aujourd’hui, je pense qu’ils ont compris que le recours facilité au télétravail imposait une transformation des locaux. Cette crise est une opportunité pour les entreprises de mieux faire accepter le concept du flex office en contrepartie de conditions de travail plus flexibles”, ajoute Christophe Clerc-Renaud.
Et de conclure : “Si le télétravail doit se développer massivement, le niveau de confort à la maison doit être le même que celui en entreprise.” Autrement dit : travailler dans sa cuisine entre les tomates et le four qui sonne s'apparente plus à du confinement que réellement à un espace de travail optimisé.
Source: start.lesechos.fr
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